16

Clark avait dit qu’il était mort et Clark était un ingénieur. Il avait établi un graphique et la mort y était inscrite ; les mathématiques affirmaient que certaines forces et certaines tensions réduiraient un corps humain en bouillie.

Et Anderson avait dit qu’il n’était pas humain, mais comment Anderson pouvait-il le savoir ?

La route tournait un peu plus loin, ruban argenté sous la clarté de la lune et les bruits et les odeurs de la nuit s’étendaient sur le pays. L’odeur nette et fraîche des plantes qui poussent, l’odeur mystérieuse de l’eau. Un ruisseau coulait à travers le marais qui était sur la droite et Sutton, derrière son volant, tandis qu’il prenait le virage, eut une brève vision de l’eau qui serpentait, brillante sous la lune. Le coassement des grenouilles formait un fond de bruit irréel qui flottait sur les collines et les lucioles étaient de minuscules et dansantes lanternes qui lançaient leur signal dans le noir.

Et comment Anderson pouvait-il le savoir ? Comment, se demandait Sutton, à moins qu’il ne m’ait examiné ? À moins qu’il ait été celui qui a tenté de fouiller mon cerveau après que j’ai été assommé en entrant dans mon appartement ?

Adams avait montré son jeu et Adams ne montrait jamais son jeu, sauf s’il voulait qu’on le voie. À moins qu’il n’ait un as bien caché dans sa manche.

Il voulait que je sache, réfléchit Sutton. Il voulait que je sache mais ne pouvait pas me le dire. Il ne pouvait pas me dire qu’il m’avait tout entier sur bande magnétique et sur film, et que c’était lui qui avait piégé l’appartement.

Mais il pouvait me le laisser savoir en lâchant juste une petite chose, une petite chose calculée, comme à propos d’Anderson. Il savait que je saisirais et il croit qu’il peut me flanquer la frousse.

Les phares révélèrent, un instant, la masse gris sombre d’une maison blottie au flanc d’une colline, puis il y eut un autre virage. Un oiseau de nuit, noir, spectral, voleta à travers la route et l’ombre de son vol dansa dans le cône de lumière.

C’était bien Adams, se dit Sutton. C’était lui qui me guettait. Il savait, d’une manière ou d’une autre, que je revenais, et il était prêt à me recevoir. Il m’avait marqué et étiqueté avant que je touche le sol et il m’a fait examiner en détail avant que je sache ce qui se passait. Et assurément, il avait découvert beaucoup plus que ce à quoi il s’attendait.

Sutton eut un ricanement. Et ce ricanement devint un hurlement, dévalant la pente de la colline dans une gerbe de flammes… une gerbe de flammes qui sombra dans le marais, s’éteignit un instant puis rejaillit, bleu et rouge.

Les freins grincèrent, les pneus crissèrent sur la chaussée lorsque Sutton fit volter la voiture pour l’arrêter. Avant même qu’elle eût stoppé, il avait bondi et courait sur la pente vers l’étrange engin noir qui flambait dans le marécage.

Il pataugeait, mouillé jusqu’aux chevilles, et les herbes coupantes lui cinglaient les jambes. Les flaques luisaient, noires et visqueuses, à la lueur de l’engin en feu. Les grenouilles continuaient de coasser à l’autre bout du marais.

Quelque chose se débattait dans une mare d’eau boueuse, éclairée par les flammes, près de l’engin qui brûlait, et Sutton en se précipitant vit que c’était un homme.

Il aperçut la clarté d’yeux épouvantés, pitoyables, qui brillaient dans le rougeoiement de l’incendie tandis que l’homme tendait ses bras embourbés et essayait de s’éloigner. Il vit ses dents luire quand la douleur tordit son visage d’une affreuse angoisse. Il perçut l’odeur de la chair brûlée, carbonisée et ne s’y trompa pas.

Il se pencha, passa ses mains sous les aisselles de l’homme, d’un effort le redressa puis le traîna pour le sortir du marais. Ses pieds s’enfonçaient dans la boue et il entendait derrière lui l’horrible clapotis du corps qu’il tirait à travers l’eau et la vase.

Le sol redevint ferme sous ses pas et il commença de remonter la pente jusqu’à la voiture. Des sons émanaient de la tête ballottante de l’homme qu’il soutenait, des sons indistincts, larmoyants qui auraient peut-être formé des mots si l’on avait eu le temps de les écouter.

Sutton jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule et vit les flammes jaillir droit dans le ciel : une colonne bleue qui illuminait la nuit. Les oiseaux du marais, réveillés dans leur nid, s’envolèrent aveuglés, pris de panique dans la lumière crue, emplissant l’obscurité de leurs cris rauques de terreur.

— La pile atomique, fit tout haut Sutton, la pile atomique…

Elle ne pourrait pas résister longtemps dans une flambée pareille. Le blindage céderait et le marécage ne serait plus qu’un cratère et les collines seraient calcinées d’un bout à l’autre de l’horizon.

— Pas de pile atomique, dit la tête ballottante. Non… pas de pile atomique.

Le pied de Sutton se prit dans une racine et il tomba sur les genoux. L’homme échappa à ses mains gluantes de boue.

Il se débattit, tentant de se retourner.

Sutton l’aida, et l’homme se trouva allongé sur le dos, le visage tourné vers le ciel.

Il est jeune, constata Sutton… jeune sous son masque de boue et de douleur.

— Plus de pile atomique, dit l’homme, je l’ai larguée.

Il y avait une note d’orgueil dans ses paroles, l’orgueil du devoir accompli. Mais prononcer ces quelques mots lui avait coûté cher. Il gisait, immobile, si immobile qu’il aurait pu avoir cessé de vivre.

Puis sa respiration revint, sifflante, dans sa gorge. Sutton vit le sang battre à ses tempes sous la peau brûlée et rongée. La bouche de l’homme remua et des mots sortirent, des mots hésitants, embrouillés.

— … Une bataille… en 83… je l’ai vu venir… tenté… saut dans le temps… (Les mots gargouillèrent et se perdirent, puis jaillirent de nouveau :)… avait… nouvelles armes… faisaient flamber le métal…

Il tourna la tête et parut voir Sutton pour la première fois. Il sursauta puis retomba en arrière, haletant de son effort.

— Sutton !

Sutton se pencha sur lui :

— Je vais vous porter. Vous emmener chez un médecin.

— Asher Sutton !

Les deux mots ne furent qu’un murmure.

Un instant, Sutton entrevit la lueur triomphante, presque fanatique, qui passa dans les yeux du mourant, comprit à demi le geste du bras qui se levait, le signe énigmatique que formaient les doigts.

Puis la lueur s’évanouit, le bras retomba et les doigts s’écartèrent.

Sutton sut, avant même de poser son oreille contre la poitrine de l’homme, qu’il était mort.

Lentement, Sutton se leva.

Les flammes s’éteignaient et les oiseaux étaient partis. L’engin était à moitié enfoui dans la boue et sa forme ne ressemblait à rien qu’il ait déjà vu.

« Asher Sutton », avait dit l’homme. Et ses yeux s’étaient illuminés et il avait fait un signe avant de mourir. Et il avait parlé d’une bataille en 83.

Quel quatre-vingt-trois ?

L’homme avait tenté un saut dans le temps… Qui avait jamais entendu parler de saut dans le temps ?

Je n’ai jamais vu cet homme auparavant, pensa Sutton avec force, comme s’il niait quelque chose de criminel. Et je jure que c’est la vérité, je ne le reconnais même pas à présent. Pourtant il a prononcé mon nom et l’on aurait dit qu’il me connaissait, qu’il était heureux de me voir et il a fait un signe… un signe qui accompagnait mon nom.

Il regarda longuement le mort qui gisait à ses pieds, pitoyable, les jambes recroquevillées qui semblaient pendiller même à plat sur le sol, les bras raidis, la tête renversée, la bouche ouverte, les dents qui brillaient sous la lune.

Sutton s’agenouilla, palpa minutieusement le corps, ses mains cherchant quelque chose… une poche gonflée où il aurait pu trouver un indice sur l’homme qui gisait là.

Car il me connaissait. Et il faut que je sache comment il me connaissait. Tout cela est incompréhensible.

La poche de poitrine contenait un petit livre. Sutton le prit. Le titre était doré sur le cuir noir, et même à la lueur de la lune, Sutton put lire les lettres qui étincelaient sur la couverture et lui sautaient aux yeux :

 

CECI EST LA DESTINÉE

par Asher Sutton

 

Il resta figé. Il demeura là, accroupi sur le sol, comme un animal apeuré, frappé par les lettres dorées sur la couverture de cuir.

Le livre ! Le livre qu’il avait l’intention d’écrire, mais qu’il n’avait pas encore écrit ! Le livre qu’il n’écrirait pas avant des mois !

Et pourtant il le tenait là, écorné, fatigué d’avoir été lu.

Involontairement, un gémissement étranglé lui monta à la gorge.

Il sentit le froid du brouillard qui venait du marais, entendit le cri solitaire d’un oiseau aquatique.

Un engin étrange s’était abattu dans le marécage, désemparé et en flammes. Un homme s’en était échappé, mais à deux doigts de la mort. Avant de mourir, il avait reconnu Sutton et prononcé son nom. Dans sa poche se trouvait un livre qui n’était même pas encore écrit.

Tels étaient les faits… les faits purs et simples. Sans explication.

Un faible bruit de voix humaines se fit entendre dans la nuit. Sutton se remit vivement sur pied, tendu, et attendit, prêtant l’oreille. Les voix furent de nouveaux perceptibles.

Quelqu’un avait entendu le fracas et venait voir. Il arrivait par la route, et appelait d’autres gens qui avaient également entendu la déflagration.

Sutton remonta rapidement la pente jusqu’à sa voiture.

Cela ne servait absolument à rien d’attendre, se dit-il. Ceux qui approchaient ne lui apporteraient que des ennuis.

Dans le torrent des siècles
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